Le hasard
Je ne crois pas du tout en son existence, et j’ai de bonnes raisons pour cela…
Nos vies à tous ressemblent à des milliards de flippers dans lesquels nous serions les boules et celles-ci ne roulent pas au hasard : ce sont les deux palettes qui les renvoient dans le jeu. Et qui les actionne, ces palettes ? Le joueur.
Dans nos vies, c’est la même chose – sauf que nous ignorons qui joue et combien il y a de joueurs. Un seul ? Je n’en suis pas si sûr. Pour le savoir, il faudrait qu’au-delà de nos vies, une fois mortes, il n’y ait rien. Mais imaginons que ce qui n’est pas impossible se produise : que nos vies, une fois mortes, les boules qu’elles sont, continuent de rouler dans une invisibilité totale, se croisent, se touchent sans vrai contact, se frôlent, se poussent ou s’évitent, et nous dévient sans cesse, nous guident vers un mot inventé, tout comme le hasard le fut pour expliquer ce que nous ne comprenons pas. Vers notre – destinée –, ou plus complexe encore, vers nos destinées, une multitude de destinées dont une seule sera élue, par un bien étrange et il me semble improbable hasard…
Ou alors, le hasard, ce n’est pas qu’il n’existe pas, mais qu’il porte un autre nom, encore inconnu, parce que nous sommes trop ignorants, trop limités pour le baptiser d’un nom. Peut-être qu’il est ce qui nous échappe, cette mécanique invisible qui orchestre chaque rebond, chaque rencontre, chaque accident, et qui nous semble aléatoire parce que nos yeux bénéficient d’un champ de vision trop étroit pour suivre le plateau entier. Peut-être que chaque trajectoire, chaque choc, chaque rebond laissent un écho imperceptible, qui continue d’agir longtemps après le passage de la boule, poussant une autre boule dans un autre sens, ouvrant une rampe qu’aucun joueur vivant n’aurait prévue.
Par vie, il faut un lanceur (le joueur, qui ne joue peut-être pas vraiment, car lui-même n’est peut-être qu’une pièce d’un système) qui propulse la boule sur le plateau. Et il la propulse lentement, ou avec une pichenette vive, mais soit faible, soit forte, ou les deux à la fois. La boule entre sur le plateau, rampes, spinners, flippers la dirigent dans tous les sens, pour finir par disparaître, soit en échappant aux flippers du joueur, soit en suivant une rampe vers un néant qui n’en est peut-être pas un, car dans la seconde, ou dans les minutes, les heures, les jours, les années, la boule est relancée, bondit à nouveau sur le plateau… sur la vie.
Peut-être que ce que nous appelons hasard n’est que le reflet de lois que nous ne comprenons pas encore, des règles que nos esprits trop cartésiens ne peuvent percevoir. Et pourtant, ce mouvement incessant, insaisissable, est fascinant : il nous pousse à observer, à espérer, à rêver. Dans chaque rebond, dans chaque trajectoire, quelque chose échappe, quelque chose surgit, inattendu et nécessaire. Peut-être que c’est cela, au fond, le seul vrai hasard : ce vertige permanent, ces rencontres invisibles, ces trajectoires qui se croisent et se recroisent, qui nous rappellent que nous sommes toujours, même à notre insu, dans le jeu.
Parfois, au milieu de ce tumulte, une lumière surgit, un écho inattendu qui nous fait vaciller et sourire, un instant rare et imprévisible qui change notre perception du plateau, qui nous montre que la boule n’est jamais tout à fait seule, que des surprises surgissent là où l’on ne les attend pas, et que certaines trajectoires, si invisibles soient-elles, ont le pouvoir de transformer nos vies, de les rendre plus vastes, plus étranges, plus intenses.
Et dans ce jeu, aucune boule ne tombe jamais exactement là où l’on croyait ; aucune trajectoire ne se répète exactement ; aucune main, visible ou invisible, ne semble avoir épuisé ses surprises. Le hasard, ou ce que nous appelons ainsi, n’est pas absence de sens, mais un langage que nous n’avons pas encore appris à lire, un plateau dont chaque rebond est une leçon, une promesse et un vertige à la fois.

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