Chapitre 23
Durant ses instants de solitude, Raoul aimait à se torturer de souvenirs jusqu’au plus profond épuisement… Mais Ivanna n’était-elle qu’un souvenir, puisqu’elle vivait dans sa tête, inoubliable, intemporelle ? Une chose, une seule, pouvait la ramener au rang de souvenir : son visage, le visage de sa jeunesse ! Lui, le vieillard devenu, savait comme une impossibilité que son visage de jeune femme ne l’accompagna pas jusqu’à sa mort… Il n’avait pu la voir vieillir et il lui était à présent impossible à jamais qu’il la voie devenue vieillarde… Il en était finalement heureux. Mais lorsqu’il pensait à l’autre, à cet inconnu qui l’immortalisa si jeune et si belle dans cette grande avenue de New York, il se torturait, il n’avait pas eu sa chance à lui, l’autre…
Plus que quatre petits jours, par quoi commencerait-il avec Clarisse ? Seul, enfoncé dans un fauteuil du salon, il remâchait…
Ils s’approchèrent de lui, il garda les yeux clos.
— Laissons-le dormir, les enfants, venez, allons lui mettre un petit mot sur la table de la cuisine, elle haussa le ton, nous serons de retour vers dix-huit heures !
La porte se referma sur eux, puis suivit le bruit des trois tours de clef.
« Enfin… » soupira-t-il, les yeux toujours clos, car pour rien au monde il ne voulait quitter Ivanna ce samedi soir :
Les bulles dorées semblaient au travers du cristal entrechoqué, vouloir passer d’une flûte à l’autre. Après avoir bu une petite gorgée, elle se leva et introduisit dans le lecteur : les Nocturnes de Chopin.
Une robe en mousseline blanche, mi-longue, des chaussures assorties avec de hauts talons ; de longs cheveux blonds caressant ses épaules légèrement dénudées, quelques bijoux. Voilà comment vivait Ivanna à cet instant précis dans la mémoire de Raoul. Six mois s’étaient écoulés depuis leur rencontre. Elle se dévoilait partiellement, dans un lent, très très lent crescendo de la vie… Pour le reste, elle dressait des barrières toujours infranchissables…
En l’attendant, il put ce samedi soir examiner attentivement les tableaux tapissant les murs du grand salon. Certains portraits de femmes lui ressemblaient étrangement… Quelques portraits d’hommes renvoyaient aussi les traits de son visage : les pommettes saillantes, tout particulièrement. Quelques-uns portaient des tenues militaires, dont certaines de temps très reculés. Les murs, ainsi tapissés, donnaient une ambiance surannée, mais tempérée, car Ivanna avait harmonieusement contrasté les époques entre les tableaux et le mobilier moderne dont le blanc dominait.
— Je vous en prie… Elle déposa un plateau garni de blinis et de caviar…
Beaucoup de tintements les accompagnèrent jusqu’à la fin du repas où Raoul revint avec une question anodine :
En un éclair, le visage d’Ivanna se transforma, il devint blanchâtre et son regard se fit glacial comme jamais… Ses joues se creusèrent, ne laissant plus paraître que des pommettes saillantes et menaçantes qui donnaient à son visage un aspect cadavérique… Elle plaqua violemment ses mains sur la table, fixant Raoul avec dans les yeux des éclairs de colère et de haine… Puis d’une voix exagérément lente et menaçante, elle lui asséna :
— Ne prononcez plus jamais – ce nom – devant moi… Je ne vous le répéterai pas une seconde fois. Plus jamais ! Vous m’avez bien comprise, Raoul ! Plus Jamais !
Elle était maintenant debout, les mains toujours appuyées sur la table, le corps penché en avant ; prête à bondir sur lui…
Hébété, il la suivit.
Arrivée devant une porte au bout d’un long couloir, elle l’ouvrit. À cet instant, il la crut complètement folle, celle-ci donnait sur des toilettes !
— L’intérieur de la porte !… Regardez l’intérieur de la porte ! Je ne vous ai pas amené – ici – pour vous montrer mes toilettes !
La stupéfaction de Raoul augmentait sa rage…
Il entra, et après avoir rabattu un peu la porte, il vit sur sa face intérieure, accroché en son milieu : le portrait de Lénine !
— Là ! Là ! Là ! Est sa place !
Il la crut vraiment folle, il en eut peur.
Elle continua :
— Ainsi mes invités visitant ce lieu savent tout le bien que je pense de ce monstrueux personnage, de ce criminel ! Puis elle referma violemment la porte derrière lui, le cadre de Lénine claqua en tombant.
Il la vit alors tremblante, comme effrayée, le visage encore plus livide… Il lui tendit les bras… Rapide comme l’éclair, elle les arrêta net et les serra violemment jusqu’à lui faire mal, elle le voulait… Il ne bougea pas, ne dit rien, acceptant volontiers cet instant de souffrance physique qui les rapprochait.
Elle ne put cependant maintenir longtemps une telle pression, elle lâcha prise. Les bras ballants le long de son corps, elle le fixait toujours. Sur son visage, ni larmes ni yeux rougis, mais une surprenante détermination…
— Plus jamais… Raoul… Plus jamais…
Sa voix était lasse, comme à aucun moment.
Elle se laissa étreindre… Plus aucun mot… Seuls leurs souffles brisaient maintenant le silence de la nuit. Les minutes s’écoulèrent…
Il l’embrassa et la serra intensément contre lui… Près de six mois déjà, depuis leur premier baiser…
Lentement, elle se libéra de son étreinte et ils regagnèrent le salon. Les Nocturnes y jouaient encore, elle les interrompit.
— Vous n’avez pas oublié…
A Whiter Shade Of Pale débutait.
— Seriez-vous là, Raoul, sinon ?
Ils s’enlacèrent, le numéro 5, ce parfum si particulier, unique…
Le froissement de la mousseline blanche, il le percevait à nouveau aujourd’hui, il en ressentait jusqu’à son toucher.
Son visage dégageait une profonde inquiétude, comme si elle avait peur d’elle-même.
Entravé par son excès de romantisme, au travers de la fine mousseline il ne fit que les effleurer, il les devinait si blancs, il les sentait si durs…
Ivanna luttait et opposait très visiblement, à elle-même et à ses sens, une limite. Lorsque son regard l’érigea, Raoul abandonna l’organdi frissonnant et ferme…
En cet instant, il fut véritablement ridicule, se souvenait-il, le même regret, toujours…
Elle n’attendit pas la fin, elle s’écarta de lui. Il voulut lui prendre la main, elle se raidit et la lui retira.
Toute vêtue de blanc, elle lui avait semblé ce soir-là, avant de la quitter, ne faire qu’un avec le grand piano blanc, une embarcation dont elle était la voilure à jamais immaculée dans son souvenir…
Extrait de : Vies croisées à contretemps
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