Accéder au contenu principal

Vies croisées à contretemps : Chapitre 23, complet...

 


Chapitre 23

Durant ses instants de solitude, Raoul aimait à se torturer de souvenirs jusqu’au plus profond épuisement… Mais Ivanna n’était-elle qu’un souvenir, puisqu’elle vivait dans sa tête, inoubliable, intemporelle ? Une chose, une seule, pouvait la ramener au rang de souvenir : son visage, le visage de sa jeunesse ! Lui, le vieillard devenu, savait comme une impossibilité que son visage de jeune femme ne l’accompagna pas jusqu’à sa mort… Il n’avait pu la voir vieillir et il lui était à présent impossible à jamais qu’il la voie devenue vieillarde… Il en était finalement heureux. Mais lorsqu’il pensait à l’autre, à cet inconnu qui l’immortalisa si jeune et si belle dans cette grande avenue de New York, il se torturait, il n’avait pas eu sa chance à lui, l’autre…

Plus que quatre petits jours, par quoi commencerait-il avec Clarisse ? Seul, enfoncé dans un fauteuil du salon, il remâchait…

— Il a quoi papi ? demanda Mathilde à sa grand-mère venue les rejoindre dans sa chambre.
— Oui, d’habitude il joue toujours avec nous, dit un peu tristement Thomas.
— Il est un peu fatigué en ce moment votre papi, mais cela va passer, ne vous inquiétez pas, mes petits. Tenez, il fait beau, si l’on allait se promener le long du lac, pendant qu’il se repose !

Ils s’approchèrent de lui, il garda les yeux clos.

— Laissons-le dormir, les enfants, venez, allons lui mettre un petit mot sur la table de la cuisine, elle haussa le ton, nous serons de retour vers dix-huit heures !

La porte se referma sur eux, puis suivit le bruit des trois tours de clef.

« Enfin… » soupira-t-il, les yeux toujours clos, car pour rien au monde il ne voulait quitter Ivanna ce samedi soir :

Les bulles dorées semblaient au travers du cristal entrechoqué, vouloir passer d’une flûte à l’autre. Après avoir bu une petite gorgée, elle se leva et introduisit dans le lecteur : les Nocturnes de Chopin.

— Êtes-vous triste ce soir, Ivanna ?
— Pas du tout… J’ai l’âme romantique… et vous êtes mon invité. Je reviens dans un instant…

Une robe en mousseline blanche, mi-longue, des chaussures assorties avec de hauts talons ; de longs cheveux blonds caressant ses épaules légèrement dénudées, quelques bijoux. Voilà comment vivait Ivanna à cet instant précis dans la mémoire de Raoul. Six mois s’étaient écoulés depuis leur rencontre. Elle se dévoilait partiellement, dans un lent, très très lent crescendo de la vie… Pour le reste, elle dressait des barrières toujours infranchissables…

En l’attendant, il put ce samedi soir examiner attentivement les tableaux tapissant les murs du grand salon. Certains portraits de femmes lui ressemblaient étrangement… Quelques portraits d’hommes renvoyaient aussi les traits de son visage : les pommettes saillantes, tout particulièrement. Quelques-uns portaient des tenues militaires, dont certaines de temps très reculés. Les murs, ainsi tapissés, donnaient une ambiance surannée, mais tempérée, car Ivanna avait harmonieusement contrasté les époques entre les tableaux et le mobilier moderne dont le blanc dominait.

— Je vous en prie… Elle déposa un plateau garni de blinis et de caviar…

Beaucoup de tintements les accompagnèrent jusqu’à la fin du repas où Raoul revint avec une question anodine :

— Ainsi, votre famille est originaire de Saint-Pétersbourg ?
— Oui, mon cher ami ! répondit-elle, en arborant un orgueilleux sourire et en accentuant son port de tête, jusqu’à ressembler à celui des vieux portraits de femmes.
— Une ville magnifique, Saint-Pétersbourg, j’en ai vu quelques reportages, une très belle ville, Leningrad, vraiment.

En un éclair, le visage d’Ivanna se transforma, il devint blanchâtre et son regard se fit glacial comme jamais… Ses joues se creusèrent, ne laissant plus paraître que des pommettes saillantes et menaçantes qui donnaient à son visage un aspect cadavérique… Elle plaqua violemment ses mains sur la table, fixant Raoul avec dans les yeux des éclairs de colère et de haine… Puis d’une voix exagérément lente et menaçante, elle lui asséna :

— Ne prononcez plus jamais – ce nom – devant moi… Je ne vous le répéterai pas une seconde fois. Plus jamais ! Vous m’avez bien comprise, Raoul ! Plus Jamais !

Elle était maintenant debout, les mains toujours appuyées sur la table, le corps penché en avant ; prête à bondir sur lui…

— Ivanna, je ne…
— Venez ! Je vais vous montrer ! Venez ! Allons, venez !

Hébété, il la suivit.

Arrivée devant une porte au bout d’un long couloir, elle l’ouvrit. À cet instant, il la crut complètement folle, celle-ci donnait sur des toilettes !

— L’intérieur de la porte !… Regardez l’intérieur de la porte ! Je ne vous ai pas amené – ici – pour vous montrer mes toilettes !

La stupéfaction de Raoul augmentait sa rage…

Il entra, et après avoir rabattu un peu la porte, il vit sur sa face intérieure, accroché en son milieu : le portrait de Lénine !

— Là ! Là ! Là ! Est sa place !

Il la crut vraiment folle, il en eut peur.

Elle continua :

— Ainsi mes invités visitant ce lieu savent tout le bien que je pense de ce monstrueux personnage, de ce criminel ! Puis elle referma violemment la porte derrière lui, le cadre de Lénine claqua en tombant.

Il la vit alors tremblante, comme effrayée, le visage encore plus livide… Il lui tendit les bras… Rapide comme l’éclair, elle les arrêta net et les serra violemment jusqu’à lui faire mal, elle le voulait… Il ne bougea pas, ne dit rien, acceptant volontiers cet instant de souffrance physique qui les rapprochait.

Elle ne put cependant maintenir longtemps une telle pression, elle lâcha prise. Les bras ballants le long de son corps, elle le fixait toujours. Sur son visage, ni larmes ni yeux rougis, mais une surprenante détermination…

— Plus jamais… Raoul… Plus jamais…

Sa voix était lasse, comme à aucun moment.

Elle se laissa étreindre… Plus aucun mot… Seuls leurs souffles brisaient maintenant le silence de la nuit. Les minutes s’écoulèrent…

Il l’embrassa et la serra intensément contre lui… Près de six mois déjà, depuis leur premier baiser…

Lentement, elle se libéra de son étreinte et ils regagnèrent le salon. Les Nocturnes y jouaient encore, elle les interrompit.

— Vous n’avez pas oublié…

A Whiter Shade Of Pale débutait.

— Seriez-vous là, Raoul, sinon ?

Ils s’enlacèrent, le numéro 5, ce parfum si particulier, unique…

Le froissement de la mousseline blanche, il le percevait à nouveau aujourd’hui, il en ressentait jusqu’à son toucher.

— Je vous aime, Ivanna…
— Ne dites pas cela… Il ne le faut pas…

Son visage dégageait une profonde inquiétude, comme si elle avait peur d’elle-même.

Entravé par son excès de romantisme, au travers de la fine mousseline il ne fit que les effleurer, il les devinait si blancs, il les sentait si durs…

Ivanna luttait et opposait très visiblement, à elle-même et à ses sens, une limite. Lorsque son regard l’érigea, Raoul abandonna l’organdi frissonnant et ferme…

En cet instant, il fut véritablement ridicule, se souvenait-il, le même regret, toujours…

Elle n’attendit pas la fin, elle s’écarta de lui. Il voulut lui prendre la main, elle se raidit et la lui retira.

— Mais pourquoi Ivanna ?
— Il est bien tard, il vous faut partir, maintenant.
— Ivanna, je… Vous m’êtes incompréhensible…
— Je vous en prie Raoul…

Toute vêtue de blanc, elle lui avait semblé ce soir-là, avant de la quitter, ne faire qu’un avec le grand piano blanc, une embarcation dont elle était la voilure à jamais immaculée dans son souvenir…

Extrait de : Vies croisées à contretemps

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Strapontins - Roman à lire directement avec la liseuse intégrée à ce blog

Strapontins, de Christian VIAL

Ngoc Lan : l'ange de la chanson vietnamienne

  Le 6 mars 2001, Ngoc Lan, une immense chanteuse vietnamienne et véritable icône de la diaspora vietnamienne à travers le monde, disparaissait. À cette époque, son nom m’était totalement inconnu. Vingt-trois ans plus tard, en avril 2024, grâce à une erreur d’aiguillage de Shazam, je découvre son œuvre. En l’espace de sept mois, Ngoc Lan devient mon icône. Elle aurait eu soixante-huit ans en cette année 2024. J’en ai soixante-sept et je ressens une connexion surréaliste, émouvante et inexplicable avec cette chanteuse qui se distingue parmi mes nombreuses préférences éclectiques. Il y a chez Ngoc Lan quelque chose d’insondable qui la place au firmament de mon esprit, la rendant unique, inexplicable par des mots. Comme vous le constaterez, dans un esprit de discrétion, je ne fais qu’effleurer les moments de la vie de Ngoc Lan. D’abord, parce qu’en tant que Français, mes connaissances à son sujet sont trop imprécises pour que je m’étale. Cependant, ce dont je suis certain, c’est que N...

L'inconnue du Palais des Festivals

  Ce roman est disponible en téléchargement gratuit en cliquant sur le lien plus bas. Je vous invite à plonger dans le monde forain que j’ai bien connu, ainsi que dans l’univers du cinéma, qui vous emmènera jusqu’à Cinecittà à Rome et à l’ancien palais des festivals du cinéma à Cannes, des lieux que je n’ai évidemment pas eu la chance de connaître. Résumé : À Aix-en-Provence, Françoise Chéron, une vieille dame jugée originale par les Aixois, offre gratuitement chaque week-end aux familles son manège d'autos tamponneuses hérité de ses parents. En 2020, le monde découvre avec stupéfaction que Céllia Claire, la plus grande actrice de cinéma de tous les temps, auréolée de huit Oscars, disparue sans laisser de trace en 1998, vient de mettre fin à ses jours sous l'identité de Françoise Chéron. Entre 1962 et 2020, plongez dans le parcours exceptionnel d'une jeune foraine dont la trajectoire l'amène à Cinecittà et la propulse au firmament du cinéma mondial… 👉 Cliquez sur ce li...

Vies croisées à contretemps

Mon premier roman publié en 2018 chez Edilivre . Également disponible chez Decitre , Fnac , Amazon , Cultura et la plupart des autres sites... Synopsis : Un matin de 1989, lorsque Raoul quitte Ivanna Vladimirovna, rien ne lui laissait présager qu’il ne la reverrait plus jamais. Et pourtant, cinquante-et-un ans plus tard, en 2041, Raoul, quatre-vingt-quatre ans, reçoit un coup de téléphone qui va bouleverser sa vie et celle de ses proches. Extraits : « Leur premier matin débuta par un long silence, des regards un peu gênés, puis les petits gestes et les petits mots qui rassurent toujours les amants de la première nuit… » « Il se courba vers le parquet et ramassa le journal froissé ; sur ses genoux, il le frotta avec le plat de ses mains maigres et ridées ; le temps lui avait donné cette manie, la manie des vieux. » « Le véritable bonheur, celui des amoureux, ne s’imite pas. On est amoureux ou on ne l’est pas, voilà la réalité de la vie. Entre les deux, il n’y a rien,...

Bing Bang

Je me souviens vers mes dix ans, 1967, peu importe, juste pour situer, je voyais sur les pochettes des disques vinyles ces artistes d’un d’un temps si loin… Leurs pochettes me faisaient peur, me flanquaient une véritable trouille… L’une me revient à l’instant de ces mots, une pochette d’…, ses cheveux clairsemés, malades… Et ces chansons réalistes que l’on écoutait encore chez nos vieux, toutes plus tristes les unes que les autres… « Les roses blanches », une peur bleue, elle me filait ! interprétée, si mes souvenirs sont bons, par Berthe Silva. (Pour laisser ce texte naturel, brut, je ne vérifie rien sur internet ; tant pis pour les erreurs, les anachronismes). « Les roses blanches », il ne faudrait pas permettre à un enfant d’écouter des chansons aussi tristes, elles peuvent laisser des traces, forger des caractères… Heureusement, à cette époque, les guitares tiraient sur les violons et chez moi sur le tourne-disque de mes dix ans, les vinyles de Claude François, Michel Sardou, Sylvi...

Les réseaux sociaux...

  « Les réseaux sociaux sont de vastes prisons dans lesquelles nous sacrifions nos vies et nos libertés. Avant l’avènement de ces plateformes, les échanges se faisaient dans des lieux publics comme les cafés, les rues, où les gens discutaient et partageaient leurs idées, qu’elles soient communes ou opposées et les oiseaux de malheur qui terrorisent les populations en instillant toutes les peurs n’avaient pas d’audience significative. De nos jours, les conversations se déroulent sur les réseaux sociaux entre des individus qui ne se connaissent pas et ne se rencontreront probablement jamais. Une fois les appareils éteints, il ne reste aucune trace de ces échanges, de ces disputes entre des personnes cachées derrière des comptes anonymes. Cela permet aux despotes de maintenir ces individus dans l’obscurité de l’anonymat. » — Oui ! mais sans les réseaux sociaux, nous n’aurions peut-être jamais découvert la vérité sur […] ! —  Certes, mais sans ces platefor...

Chateau de Boigne, localement appelé château de Buisson Rond

Parc de Buisson Rond et Château de Boigne : Le château de Boigne, aussi appelé localement château de Buisson-Rond, est un château bâti au XIXe siècle, sur des bases plus anciennes, qui se dresse sur la commune de Chambéry dans le département de la Savoie en région Auvergne-Rhône-Alpes. Le château de Boigne fait l’objet d’une inscription partielle au titre des monuments historiques depuis le 24 février 1982, sous la dénomination « château de Buisson Rond »  Situation : Le château de Buisson-Rond se situe à l'extrémité sud-est de la commune de Chambéry, en limite de la commune de Barberaz. Il marque l’entrée, en arrivant du centre-ville situé à moins de 5 km, dans le parc de Buisson-Rond. Sa façade nord-est fait face à la rivière Albanne, laquelle est par ailleurs traversée par un pont en prolongement du parvis du château. Enfin ce dernier est situé sur les contreforts nord du massif de la Chartreuse, la façade sud-ouest étant surélevée du fait des premières côtes, qui continuent ens...

Tout a une fin, puisque tout recommence toujours...

  « Tant qu’il y aura des hommes, le temps verra passer la tour Eiffel dans son éternité. Quand les hommes ne seront plus sur terre, elle rouillera puis elle disparaîtra. Rien n’est éternel, le temps ne passe pas, seul le T.E.M.P.S passe tant qu’il y aura des hommes. »  le 26 février 2023 Année 2019 Nous sommes courant novembre de l’année 2019 et je commence l’écriture de ce texte qu’un lecteur aura peut-être sous ses yeux dans quelques décennies à la faveur d’un accident numérique… Ce lecteur aura donc forcément tapé (mais les tapera-t-on encore ?) ces quelques mots-clés : #temps #Vie #Mort #après #avant #pourquoi #rien #tout #début #fin #toujours #recommencement… En cette fin d’année 2019, je vois poindre à l’horizon le mois de mars qui m’a vu naître, puisqu’en mars prochain, j'atteindrais peut-être mes soixante-trois ans. Soixante-trois ans ! « Dieu » que c’est difficile à écrire… Soixante-trois ans ! C’était il y a bien longtemps, oui, mais bien longtemps pour une vie d’ho...

L'Aurore de F.W. Murnau (1927) - Analyse et critique du film - DVDClassik

L'Aurore de F.W. Murnau (1927) - Analyse et critique du film - DVDClassik : Critiques et analyses des films qui font l'actualité du cinéma de patrimoine, lors des sorties DVD et Blu-Ray ou des resorties en salles. Le film sur YouTube :    https://youtu.be/ZyM6v657GgU Mon avis : Une heure trente-cinq de cinéma muet plus parlant que bien d’autres films. Des images puissantes, prenantes et une musique qui remplace tous les mots et les maux des humains que nous sommes… Sauf oubli de mon enfance, c’est le premier film muet que je regarde entièrement et cette découverte me donne l’envie d’en voir d’autres… Extrait de l'article de DVDClassik : L'HISTOIRE Dans un village de pêcheurs de la campagne américaine, un homme simple marié à une femme douce et aimante, et père d'un enfant, est intensément attiré par une femme de la ville au charme vénéneux venue visiter l'endroit. Celle-ci s'est attardée plusieurs jours dans la région où elle peine à tromper l'ennui avan...