En pénétrant chez Lev, Ivanna marqua un temps d’arrêt… Une immense et unique pièce emplie de toiles calées et empilées contre le bas de ses quatre murs ; quelques chevalets tachés et dans un coin un vieux lit sans âge manifestement couvert récemment d’une parure propre. Le sol était, pour le protéger, jonché quasi entièrement d’un tapis de vieux journaux. Quelques petites tables, tachées elles aussi, des tabourets barbouillés et disparates chargés de pinceaux, de spatules, de couteaux et de palettes. Une odeur enivrante de peinture à l’huile et de diluant étouffait l’atmosphère de la pièce. Comment vivre ici ? L’inquiétude s’affichait sur son visage.
— Ma misère vous fait peur, comtesse !
Lev était provocant, agressif, presque méchant.
Elle ne lui répondit pas. Elle se dirigea droit vers un tableau posé contre un mur, à même le sol. Il était visiblement oublié, ainsi que quantité d’autres, posés sans aucune précaution. Elle s’accroupit devant lui… Sans un mot, sans le moindre mouvement, elle demeura figée…
— Pourquoi ?… Alors vous aussi, vous vous demandez pourquoi ? Tous se demandent pourquoi ! Les imbéciles, ils ne voient rien !…
— Mais ce tableau est magnifique, Lev Alexeïevitch, tout y est !… Oui Lev, notre Nice c’est ça ! C’est exactement ça !…
Elle se releva, le visage convulsé, elle pleurait…
— Alors… Vous l’avez compris Ivanna ! Vous seule l’avez compris !
Lev traversa la grande pièce, les journaux froissés bruissant sous ses pas.
Ce tableau représentait – la baie –, mais une étrange baie des anges : toute en tonalités de noir de blanc et de gris. Exécutés au couteau, les coups étaient longs et violents. De gigantesques vagues portaient de grosses chaloupes en bois qui venaient s’éventrer sur les galets. Des hommes, des femmes et des enfants, aux visages épouvantés, fuyaient devant d’énormes croches tentaculaires et bouillonnantes, les vagues assassines voulaient ramener les fuyards à leurs bourreaux et criminels bolcheviques… Voilà comment Lev Alexeïevitch voyait les derniers Russes arrivés à Nice.
En racontant le tableau à Raoul, Ivanna avait peu à peu retrouvé son visage de La Soirée de Leningrad…
Extrait de Vies croisées à contretemps
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