Les papiers bonbons que l’on voulait discrets ; les frottements de doigts dans les boîtes de pop-corn ; les voix étouffées ; les petits rires ; les toussotements ; les grosses voix. Confortablement enfoncés dans de profonds fauteuils bleus bien trop grands, Mathilde et Thomas, assis entre leurs grands-parents, attendaient que le film débute.
Consécutivement au puissant brassage de ces derniers jours, des souvenirs oubliés de l’enfance de Raoul remontaient aussi : il devait avoir une douzaine d’années et quelques fois les week-ends, il accompagnait un voisin qui, pour arrondir ses fins de mois, faisait office de projectionniste dans une petite salle de cinéma : le Sélect. Il en revoyait bien l’enseigne lumineuse : des ampoules jaunes dessinaient chacune des lettres de son nom, elles étaient disposées de sorte qu’elles suivent l’arrondi de la voûte d’entrée. Raoul passa ainsi de nombreux dimanches après-midi dans la cabine de projection…
À cette époque, les pellicules s’enflammaient très facilement et lorsque cela se produisait quelques secondes de film s’envolaient en fumée. Le temps de quelques sifflets de spectateurs mécontents et de ceux qui sifflaient pour l’ambiance, il fallait retirer rapidement les deux bobines du projecteur afin de couper chaque extrémité de la section de pellicule en feu, puis coller bout à bout les deux parties demeurées intactes.
Peut-être subsistait-il encore dans quelques rares salles de ce temps, les âmes des acteurs ainsi parties en fumée, imaginait Raoul.
Au travers des petites lucarnes-espionnes, il avait donc vu quantité de films…
Le premier d’entre eux : l’Étoile du sud, avec une belle et sculpturale actrice… Aura-t-elle laissé un peu de fumée dans quelques vieux cinémas de quartier ?
« Je me lave de vous ! » Une réplique adressée à son partenaire… La belle regagnait la plage et l’eau salée rendait transparent son chemisier, laissant voir très distinctement sa poitrine… Les premiers émois de Raoul…
Au signal, il fallait permuter manuellement et très rapidement d’un projecteur à l’autre afin que le changement de bobines se remarque le moins possible. Plusieurs décennies après, il guettait toujours le bref scintillement étoilé dans l’angle droit des écrans devenus gigantesques, mais est-ce qu’il y avait encore des changements de bobines ? Car il n’y avait plus de scintillement.
Cependant, une dizaine de minutes du film venaient à peine de s’écouler, qu’il l’aperçut, le petit scintillement, là, sur le côté droit de l’écran de sa mémoire ; vite, il permuta :
Extrait de Vies croisées à contretemps
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